Phèdre, Euripide (Hippolyte porte-couronne), Ve siècle avant J.-C. - L'aveu à Œnone

LA NOURRICE.

Allons, ma chère enfant, oublions toutes deux notre premier entretien ; reprends ta douceur naturelle, éclaircis ton front soucieux et tes sombres pensées : et moi, si j'ai eu des torts en suivant ton exemple, je les désavoue, et je veux prendre un autre langage pour te plaire. Et si tu es atteinte d'un mal secret, ces femmes m'aideront à soulager ta souffrance : mais si ton mal peut être révélé à des hommes, parle, pour qu'on en instruise les médecins. Bien. Pourquoi ce silence? Il ne faut pas te taire, ma fille, mais me reprendre si je me trompe, ou suivre mes avis s'ils sont bons. Dis un mot, tourne un regard vers moi. Ô que je suis malheureuse ! Femmes, vous le voyez , toutes mes peines sont vaines; je n'ai avancé en rien : tout à l'heure mes paroles n'ont pu la toucher, et maintenant elles ne peuvent la fléchir. Mais sache-le bien, dusses-tu te montrer plus farouche que la mer, si tu meurs, tu trahis tes enfants, ils n'auront point part aux biens de leur père : j'en atteste cette fière Amazone qui a donné un maître à tes fils, un bâtard dont les sentiments sont plus hauts que la naissance. Tu le connais bien, Hippolyte.

PHÈDRE.

Ah dieux !

LA NOURRICE.

Ce reproche te touche ?

PHÈDRE.

Tu me fais mourir, nourrice ; au nom des dieux, à l'avenir garde le silence sur cet homme.

LA NOURRICE.

Vois donc ! ta haine est juste, et cependant tu refuses de sauver tes fils et de prendre soin de tes jours.

PHÈDRE.

Je chéris mes enfants ; mais ce sont d'autres orages qui m'agitent.

LA NOURRICE.

Ma fille, tes mains sont pures de sang.

PHÈDRE.

Mes mains sont pures, mais mon cœur est souillé.

LA NOURRICE.

Est-ce l'effet de quelque maléfice envoyé par un ennemi ?

PHÈDRE.

C'est un ami qui me perd malgré lui et malgré moi.

LA NOURRICE.

Thésée t'a-t-il fait quelque offense ?

PHÈDRE.

Puissé-je ne l'avoir point offensé moi-même !

LA NOURRICE.

Quelle est donc cette chose terrible qui te pousse à mourir ?

PHÈDRE.

Laisse là mes fautes : ce n'est pas envers toi que je suis coupable.

LA NOURRICE.

Non, je ne te laisserai pas ; je ne céderai qu'à ton obstination.

PHÈDRE.

Que fais-tu? Tu me fais violence en t'attachant à mes pas.

LA NOURRICE.

Je ne lâcherai point tes genoux que je tiens embrassés.

PHÈDRE.

Malheur à toi si tu apprends ce malheureux secret !

LA NOURRICE.

Est-il un malheur plus grand pour moi que de te perdre ?

PHÈDRE.

Tu me perds : le silence faisait du moins mon honneur.

LA NOURRICE.

Et cependant tu caches ce qui t'honore, malgré mes supplications.

PHÈDRE.

Pour couvrir ma honte, j'ai recours à la vertu.

LA NOURRICE.

Si tu parles, tu en seras donc plus honorée.

PHÈDRE.

Va-t'en, au nom des dieux! et laisse mes mains.

LA NOURRICE.

Non, certes, puisque tu me refuses le prix de ma fidélité.

PHÈDRE.

Eh bien ! tu seras satisfaite : je respecte ton caractère de suppliante.

LA NOURRICE.

Je me tais, car c'est à toi de parler.

PHÈDRE.

Ô ma mère infortunée, quel funeste amour égara ton coeur!

LA NOURRICE.

Celui dont elle fut éprise pour un taureau? Pourquoi rappeler ce souvenir ?

PHÈDRE.

Et toi, sœur malheureuse, épouse de Bacchus1 !

LA NOURRICE.

Qu'as-tu donc, ma fille? Tu insultes tes proches.

PHÈDRE.

Et moi, je meurs la dernière et la plus misérable !

LA NOURRICE.

Je suis saisie de stupeur. Où tend ce discours ?

PHÈDRE.

De là vient mon malheur ; il n'est pas récent.

LA NOURRICE.

Je n'en sais pas plus ce que je veux apprendre.

PHÈDRE.

Hélas ! que ne peux-tu dire toi-même ce qu'il faut que je dise !

LA NOURRICE.

Je n'ai pas l'art des devins, pour pénétrer de pareilles obscurités.

PHÈDRE.

Qu'est-ce donc que l'on appelle aimer ?

LA NOURRICE.

C'est à la fois, ma fille, ce qu'il y a de plus doux et de plus cruel.

PHÈDRE.

Je n'en ai éprouvé que les peines.

LA NOURRICE.

Que dis-tu ? Ô mon enfant, aimes-tu quelqu'un ?

PHÈDRE.

Tu connais ce fils de l'Amazone ?

LA NOURRICE.

Hippolyte, dis-tu ?

PHÈDRE.

C'est toi qui l'as nommé.

Euripide, Hippolyte porte-couronne, Ve siècle avant J.-C., traduit du grec par M. Artaud, 1842

1. Bacchus : dieu du vin, de la fête et des excès, équivalent latin de Dionysos.

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